FACE


"FACE", installation, texte sur adhésifs, 58x140 cm, 2022
"FACE", installation, texte sur adhésifs, 58x140 cm, 2022

 

 

À la photo qui n’existe pas

 

 

Elles sont deux. Celle qui est là quelque part cachée nichée au fond d’un album vieux de 40 ans tu portes un masque hideux, une vieille femme grimaçante avec des cheveux longs blonds filasses.

 

L’autre plane aussi dans un appartement, trop loin pour s’y rendre à pied, en vélo, avec son propre corps en mouvement. Une lumière grisâtre, filtrée, rien ne se révèle brutalement. Des sons étouffés.

Velours gris vert, velours vert, velours gris. Personne ne saura vraiment. Aucune couleur n’est absolue. Rien n’est vrai. Rien n’est faux. 

 

Pour convoquer ton visage, je dois me concentrer pour faire disparaître cette sorcière blonde aux traits torturés. Alors ton visage en train de rire apparaît. Ton rire secoue tes boucles blondes. Tes cheveux plutôt courts. Une sorte de cliché d’une photo que je n’ai pas, qui n’existe pas.

Tes taches de rousseur. 

 

Une photo empêchée, qui interpelle le regard. Peut-être qu’elle n’existera jamais. Elle deviendrait une photo avortée. Est-elle déjà une photo avortée?

Une souffrance qu’on cache et qu’on maintient dans les limbes. 

La poussière au soleil particules en suspension. Une souffrance en suspens.

 

Un révélateur la cristallise et elle se pose comme un précipité.

Une ombre plane. Trouble dans le miroir. Sylvia Plath. Reconnaître sa folie dans celles des autres, c’est un soulagement.

La parole enfermée, maintenue, une chair corsetée, tourne en rond, devient folle et vigoureuse, une dépression violente, la tempête des mots enfle, une instabilité précipitée. Éclate. Les mots déferlent. Rupture. Épilepsie, corps arc-bouté.

 

Relâchement.

 

 

La sentence.

 

 

L’ombre se terre plus loin. 

 

 

Ton visage est si franc quand tu ris. Ouvert. Plein. Une joie pure. Une insouciance tendre. Noble.

 

Qu’aurais-tu dit de nos premiers émois?

 

Vois ce qui est devenu. Vois les années. La bouche s’est refermée sur les mots et la tristesse. 

 

 

Cette image de toi qui n’existe pas me met en joie. Elle ne peut pas être perdue.

 

 

Cette autre image, complexe, existe entre le peut et le être. 

Un trait entre. Une idée des possibles.

 

 

 

 

 

Quelle femme serais-tu?

 

 

 

Emmanuelle Bec

Nantes, février 2022

 


C'est une matrice


“Larsen bruits blancs", vue de l’exposition aux Ateliers de la Ville en Bois, Nantes, 2021. “C’est une matrice", installation texte, lettres adhésives Geneva corps 160, 280x210 cm, 2020-2021
“Larsen bruits blancs", vue de l’exposition aux Ateliers de la Ville en Bois, Nantes, 2021. “C’est une matrice", installation texte, lettres adhésives Geneva corps 160, 280x210 cm, 2020-2021

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cette femme invisibilisée et qui disparaît disparaissante

cette ombre d'elle-même qui permet de la lire mieux

les mots se touchent

la masse est dense et fait pesanteur

 

le corps s'appesantit et pèse

la femme s'imprime et s'incarne

 

les mots se touchent

les éléments diffus et éparpillés se soudent

et une masse bloc est formée

c'est une matrice

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Emmanuelle Bec

Nantes, 2021


Au sujet de l'exposition “Féminins Pluriels #09” à La Confection idéale, Tourcoing


Féminins singuliers.

 

Féminin. Féminité. Femme.

Prononcer ce mot de femme, le lire pour la première fois et le prononcer « fème ». 

L'homme de toute sa hauteur absolue et autoritaire, crainte par l'enfant, hausse le ton pour rectifier d'une voix dure.

 

 

Derrière la fème se cache la femme. 

Comme une trahison, ce mot de (notre) sexe (genre) féminin se dérobe à la lecture. 

Nous sommes trahies par ce mot qui nous dit si mal. 

Car la féminité découle de cette femme infâme, cette en-\fam\, en-la-femme, son pêché originel collé à la peau pour l'éternité, prétexte et justification de son humiliation et son écrasement depuis des siècles. Cette femme coupable depuis l'Histoire écrite des hommes, cet être sans âme, ce corps maudit, survit avec endurance dans un monde créé par et pour les hommes.

Exister dans un monde d'hommes exige des stratégies.

La féminité est un questionnement sans fin. L'artiste que je suis s'est longtemps posé la question de l'androgynéité pour se cacher de cette féminité accablante. 

 

 

 

À l'injonction de la féminité je réponds Je suis.

 

 

 

Dans cette ancienne bonneterie, dans ce lieu où, dans un rapport direct au corps et au regard, flottent les visions fantômes de nudité et sensualité féminine, où le corps vient à s'exposer et se couvrir (être couvert), se cacher (recouvert), se brider (corseter), j'ai choisi d'exposer Je suis. (il ne sera pas question ici de l'idée de lingerie comme attribut de la féminité).

Un Je suis que mes mains d'artiste, mes mains de femme infâme accrochent avec soin sur le mur de béton pour la photo.

Là, Je suis en toute intériorité et plénitude dans l'être, dans le rapport de moi à moi-même. 

Les jeux d'ombre et de lumière permettent la lecture des empreintes de caractères typographiques dans le papier épais de cette litanie incantatoire, cette auto-persuasion, cette quête.

Je suis moi, Je suis cette femme, « je suis » une femme, « je suis » la Femme, invisibilisée mais présente, inaudible mais hurlante. 

Celle qui déconstruit pour reconstruire son identité, entraînant dans son sillage les questionnements multiples autour du genre.

 

Emmanuelle Bec

Paris, janvier 2021